Un design éprouvé rassure lors d’un achat conséquent comme celui d’une montre, qui se garde toute une vie et se transmet. « Le public recherche une montre qu’il pourrait mettre dans un tiroir et ressortir vingt ans après, toujours aussi portable », résume Emmanuel Gueit, designer horloger à Genève. La tentation de prolonger le passé est donc forte dans ce métier, qui rêve de ce qu’on y appelle « des icônes ».
Ces modèles connus et reconnus font vivre grassement les marques qui ont su cultiver leur caractère emblématique. Puis la tentation de la nostalgie est devenue irrésistible lorsque la Chine a commencé à consommer des montres en quantité, au tournant des années 2010. Son appétit portait sur le design épuré des années 1950-1960, a imposé le vintage et porté aux nues l’intemporel. « Le marché continue à demander du vintage. Ce n’est pas très créatif, mais la preuve a été faite que le créatif ne se vend pas bien », poursuit Emmanuel Gueit. « Les modèles XXL, pleins de détails et avec pot d’échappement biturbo sur le côté des années 2000 ont lassé tout le monde. »
La principale caractéristique du design horloger est qu’il porte sur un objet technique et local. Avant d’atteindre les boutiques de luxe, il a été taillé dans le métal, dans des ateliers logés dans les montagnes et les plaines suisses. C’est là qu’une armada de designers spécialisés opère, souvent dans un entre-soi qui renforce la tendance naturelle de ce milieu, issu d’un protestantisme dur à la tâche, et perpétue un mythe, celui de la montre suisse.
Elle est produite par des sociétés de petite taille à l’approche marketing rudimentaire, à l’exception d’une vingtaine de grandes marques structurées. Suivisme et amateurisme ont transformé en martingale le concept rabâché d’ADN de marque. Y revenir, sans cesse, c’est être fidèle à son identité et, par extension, légitime. C’est aussi une excuse pour ne pas sortir de sa zone de confort. « La plupart des designers horlogers sont en Suisse, ça fait partie de l’esprit “Swiss Made”. Mais les marques ont eu tort de ne pas aller puiser dans d’autres capitales, comme le fait la mode », regrette Emmanuel Gueit.
L’autre caractéristique de ce design est qu’il est opportuniste et mimétique. Il s’empare de codes graphiques de domaines connexes qui attirent ses clients, comme l’automobile et l’aviation. En procédant par métaphore, il se prive d’une expression propre. Créer un cadran qui ressemble à un tableau de bord est intéressant, mais pas innovant et renforce l’impression de déjà-vu. Pour innover, la montre fait appel à la modernité d’autrefois. Les designs épurés se réclament du Bauhaus, des premiers fonctionnalismes, comme la marque allemande Nomos. En parallèle, elle met à jour ses classiques. C’est l’approche de Rado qui, avec Konstantin Grcic, a réinterprété sa Ceramica. Le résultat est actualisé, mais n’a rien de spécifiquement actuel.
La technicité est le langage de modernité le plus utilisé. La mise en scène des rouages et de la géométrie du mouvement s’accompagne de la disparition du cadran. Ce vocabulaire est celui de Cartier, dont la Tank Louis Cartier Squelette Saphir est bâtie sur des cercles suspendus dans le vide. Maurice Lacroix sort du lot avec sa Square Wheel, qui présente une roue carrée en prise avec une autre en forme de trèfle.
Contrairement à l’art ou à la mode, l’horlogerie n’a pas d’avant-garde, de hérauts d’une rupture radicale. Au mieux, elle réinvente l’aiguille, voire s’en passe complètement. « Le risque, c’est qu’on ne lise pas bien l’heure. On doit comprendre la montre d’un seul regard », poursuit Emmanuel Gueit.
Ce peut être une allusion aux vaisseaux spatiaux, comme chez Urwerk dont le modèle UR-210 a des airs d’OVNI. Le langage de la machine, des objets industriels, est aussi un registre utilisé, comme le fait Hublot avec sa MP-07 et son affichage sur rouleaux.
Parfois, un concept technique émerge, qui bouscule le système des apparences. Ainsi, la montre la plus « rupturiste » de cette décennie, la Freak d’Ulysse Nardin, a logé son mouvement dans son aiguille des minutes. Mais sa force créative reste une rareté.
« Les plus grands succès proviennent de marques qui ne changent pas, qui évoluent par petits pas, comme Rolex », conclut Emmanuel Gueit. De là à lier cet immobilisme général au marasme actuel de la montre haut de gamme, il n’y a qu’un pas.